Nyrelle Corvander (nom donné par son père adoptif) est une petite elfe d’environ 1.60m de haut, au faciès doux, triste, mélancolique. Elle porte une robe noire et blanche, ornée de quelques détails dorés. Sa peau, légèrement bleutée, n’a jamais vu beaucoup de soleil, et ses cheveux noirs sont sagement tressés. Ses yeux sont dorés sur sclérotique noire, dépourvus de pupille visible. Elle porte un tome dans l’une de ses mains, et le serre contre elle dès qu’elle se sent angoissée. Ses pieds sont en vérité des serres aux griffes noires. Une petite sacoche pend à son côté.
Je me souviens encore de l’odeur, ce soir-là.
Pas celle de la pluie — il ne pleuvait pas — mais celle, plus subtile, plus ancienne, d’un lieu oublié trop longtemps. La pierre humide. Le bois pourri. L'air saturé de magie stagnante.
Les ruines.
J’avais suivi des murmures… pas ceux des vivants, mais ceux qui flottent entre deux mondes. Des plaintes arrachées au vent, des voix de spectres dérivant en rond dans un lieu qu’ils n’avaient jamais quitté. J’étais venu apaiser — ou négocier — selon l’humeur des morts.
C’est là, au cœur d’un ancien sanctuaire effondré, que je l’ai vue.
Une petite forme immobile entre deux colonnes brisées, éclairée seulement par la lueur livide des esprits. Une enfant elfe… ou quelque chose qui s’en rapprochait. De fines plumes blanches parsemaient une de ses omoplates, formant une seule aile atrophiée, prise dans la poussière comme un duvet oublié par un oiseau égaré. Ses yeux — grands, ronds, dorés, d’un immobilisme presque surnaturel — reflétaient les silhouettes translucides qui tournaient autour d’elle.
Ce n’étaient pas eux qui l’effrayaient.
C’était tout le reste.
Elle ne cria pas quand je m’approchai. Elle n’émettait aucun bruit.
Elle ne pleura pas quand les spectres s’écartèrent de moi comme on fuit une flamme.
Elle se contenta de m’observer, la nuque rigide, comme si elle essayait de comprendre si j’étais un nouveau fantôme… ou une sortie de ce tombeau vivant.
Je m’accroupis, lentement, pour ne pas briser ce fragile équilibre. Je pris le temps de l’observer. C’était encore une enfant, peut-être à peine une vingtaine d’années. Encore une petite fille pour une elfe. Son aile était bloquée, comme si elle avait été clouée magiquement par un sort, laissée pour mourir ici. Quelqu’un l’avait abandonnée, au milieu de ces ruines aux fantômes errants. Que les vivants peuvent être cruels, des fois. Sûrement à cause de son apparence étrange. Les gens dits “civilisés” sont bien prompts à abandonner ceux qui leurs semblent trop bizarres, dérangeants. Étrangement, aucun des spectres ne semblait vouloir l’attaquer.
« Qui t’a donc laissé ici… » ai-je murmuré.
Elle ne répondit pas. Mais je vis son ventre trembler — pas un bruit, juste un spasme, le corps qui réclame ce que l’esprit n’ose plus demander.
J’ai délicatement décollé son aile blessée avec un bon vieux sortilège de dissipation de la magie, puis je l’ai prise dans mes bras.
Les spectres ont gémi, mécontents ou soulagés — difficile à dire.
Mais aucun n’a tenté de m’arrêter.
Et elle… Elle s’est laissée faire.
Je suis un nécromancien. Je m’appelle Valtheros Corvander. Un nom que j’ai choisi, loin des miens, banni, exilé pour ma propre pratique.
Ce que les vivants voient comme un monstre, les morts savent voir comme un gardien. Je n’ai jamais ressuscité une âme contre son gré. Je n’ai jamais profané un corps pour le plaisir. Mais les vivants… ah, les vivants aiment juger vite. Comme la petite créature que je ramenait chez moi.
Ce soir-là, pourtant, seul comptait ce petit corps glacé contre ma robe.
Je l’ai ramenée dans ma crypte — ma maison, mon sanctuaire, mon refuge. Je pensais qu’elle aurait peur des silhouettes immobiles, de mes assistants silencieux faits d’os et de magie douce. Mais elle n’eut aucune réaction. Elle les regarda comme si elle avait toujours vécu parmi eux.
Je compris alors que cette enfant avait déjà vu la mort.
Plus souvent que personne n’aurait dû.
Les premières semaines furent rudes.
Elle parlait peu — presque pas. Elle préférait observer, perchée sur une bibliothèque, immobile pendant des heures. Parfois, je la trouvais endormie dans l’un de mes sarcophages vides, blottie dans le velours comme un oisillon dans un nid.
Je lui préparais des potions chaudes, des infusions d’herbes, de quoi réchauffer cette fine carcasse épuisée. Lentement, elle reprit des forces.
Et un soir, alors que je pensais qu’elle dormait, une petite voix brisée m’appela :
« Père ? »
Je n’avais jamais eu d’enfant. Mais en cet instant, j’ai su que j’en avais une. Sa voix, qui venait de résonner dans la crypte, était douce, murmurante, presque un chuchotement entre les os qui s'entrechoquent parmi les assistants.
Le temps passe, les années défilent. Ma vie d’elfe, déjà bien avancée, et la sienne, à peine au début de ce qui pourrait être longue. C’était une petite elfe encore. J’ai guéri son aile blessée, qu’elle était incapable d’agiter pour voler dans son état faible.
Je lui ai enseigné ce que je savais. Je lui ai offert son premier grimoire, un livre orné de runes dorées.
Je lui ai appris le respect du dernier souffle, la bonté que l’on doit aux morts, les rites qui apaisent les esprits. Elle retenait tout avec une facilité déconcertante. Ses yeux d’hibou voyaient à travers les illusions. Sa mémoire était affûtée comme une serpe. Elle avait une affinité pour la magie de destruction, celle qui fait peur.
J’ai étudié son étrange transformation. Ce n’était pas normal qu’une personne se trouve à moitié hibou. L’origine de sa mutation était magique, à n’en point douter. Une malédiction, peut-être ? Je ne lui en ai jamais parlé. Je préférais la voir s’émerveiller de petites boules de lumières dansantes que s’inquiéter pour quelque chose qui ne l’affectait au final pas tant que cela.
Quand elle ouvrait les grimoires, je voyais sa pupille se dilater, fascinée.
Quand elle prononçait ses premiers mots de pouvoir, ma crypte s’emplissait d’un écho clair, comme un chant nocturne.
Elle était née pour la magie. Ou peut-être simplement pour comprendre ce qui se cache dans l’ombre.
Je croyais pouvoir la protéger.
Naïf que j’étais.
Plus d’une centaine d’années se sont passées sans problème. Elle s’ouvrit peu à peu. D’abord timide, puis plus assurée, au fur et à mesure de la magie qu’elle apprenait. J’étais prêt, chaque matin, à l’entendre me dire qu’elle voulait partir explorer le monde, comme un oisillon qui veut voler de ses propres ailes. Elle a grandi. D’enfant terrorisée à jeune elfe intelligente et timide. J’étais fier d’elle.
Un matin, les portes de la crypte volèrent en éclats.
Des gardes, des prêtres, des fanatiques. Tous persuadés que mes morts servaient à des crimes, que mes études étaient un blasphème. Je tentai de leur parler, de leur expliquer, de leur montrer que je n’avais jamais fait de mal.
Ils refusèrent d’écouter.
La foule n’écoute jamais un nécromancien.
Je me souviens d’avoir crié son nom — elle s’était réveillée en sursaut, ses plumes dressées, ses yeux écarquillés luisants dans la pénombre. Je la poussai vers le passage secret derrière la grande tombe, celui que même mes ennemis ignoraient.
« Va. Ne te retourne pas.
Quoi qu’ils disent de moi… souviens-toi seulement de ce que tu as vu. »
Elle refusa d’abord.
Elle voulait rester.
Me protéger.
Petite sotte courageuse.
Je posai ma main sur sa joue, la seule chaleur que je pouvais lui donner au milieu de ce froid grandissant.
« Tu n’as jamais été un monstre.
Tu n’as jamais été seule.
Vis, petite chouette.
Vis pour moi. »
Elle disparut dans l’ombre.
Et je tins tête aux fanatiques jusqu’à mon dernier souffle.
Je ne sais pas si elle sait que j’ai péri. Quel drôle de nécromancien se laisse donc arrêter par les lames et les fourches des ignorants…
Je ne sais pas si un jour elle apprendra la vérité — que j’ai donné ma vie pour que la sienne s’ouvre au monde.
Mais si mon âme hante encore ces lignes, c’est pour dire une dernière chose :
Je suis fier d’elle.
Plus que de n’importe quelle magie, de n’importe quel savoir, de n’importe quel exploit.
Parce qu’elle est la seule lumière que j’aie jamais vue dans un monde qui ne comprend que les ombres.
Que les dieux veillent sur elle.
Car moi, même mort, je le ferai toujours.
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Elle marcha. Longtemps, seule, fatiguée, serrant le livre de magie que son père lui avait offert, comme un dernier cadeau.
Elle utilisa la magie que son père lui avait enseigné pour chasser. Survivre, se nourrir. Jusqu’à ce qu’une caravane ne passe dans les terres désolées d’Ustalav.
Elle demanda, d’une voix chevrotante, timide, à les accompagner. Les marchands acceptèrent. La petite femme hibou à une seule aile se tenait prête à aider, avec sa magie, lançant des petites flammèches pour effrayer les animaux sauvages, ou utilisant des petites lumières pour éclairer le chemin de la caravane.
Ainsi, elle se gagna un petit pécule, et décida de continuer à accompagner des caravanes de marchands, voyageant dans son pays natal, mais aussi en dehors.
C’est lors de l’une de ses escortes qu’elle finit par arriver à Absalom, la ville au Centre du Monde. Une ville immense, à ses yeux, et pleine d’opportunités. A la recherche d’un nouveau travail, histoire de diversifier ses aventures, serrant le grimoire contre sa poitrine, elle poussa la porte de la guilde de Ravel.
La porte était plus lourde qu’elle ne l’avait imaginé.
Massive, sculptée, marquée par des années d’usage — comme si des centaines de mains avant elle y avaient appuyé leurs espoirs, leurs ambitions ou leurs derniers deniers.
Elle inspira. Les plumes de son unique aile frémirent légèrement.
Puis elle poussa. Ouvrant les portes vers une nouvelle vie.