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Rapport : Les disparitions de Rivepin

Les derniers jours m’ont quelques peu chamboulé, il m’aura fallu pas loin d’une demi-journée pour venir à bout des salissures du furet sur mes bottes, j’ai vu Rori, une barbare avec laquelle j’étais déjà partie en mission lire un avis de mission, je l’ai lu machinalement et me suis retrouvé quelques heures plus tard devant le refuge à m’engager à la recherche de disparus.

Mes compagnons d’aventure, d’infortune devrais-je dire connaissant le sort qui allait être le nôtre, sont pour le moins bigarrés. Je ne suis pas mécontent que le caractère de Rori me permette de passer quelques peu inaperçu. Kurohime, surtout, me fait un peu peur. Ses grands yeux fascinants et sa cape en zibeline rouge cachent mal une allure mordante. L’allure de Kyuubi est plus singulière, plus longiligne et stressée à la fois. C’est en ajustant mon carquois que je comprends ce qui me choque chez elle, elle ne porte pas d’armes, seuls des bandelettes ornes ses poings. Une moniale, avec cette allure, c’est une première pour moi. Miamar le demi-orc, plus taiseux que moi si cela est possible, m’impressionne également par sa prestance, mais j’ai déjà vu des orcs pratiquer la magie et il paraît moins entrainé et moins redoutable que mes autres compagnons. Son bagout de charmeur, sied mal à la hiérarchie naturelle de notre petit groupe.

Si j’aime à guider les personnes à travers les sentes invisibles des forêts tout en cueillant des champignons, j’avoue être soulagé de voir Kurohime prendre en charge la suite des événements. Elle s’est déjà rendue à Rivepin, paraît tout connaître des us et coutumes du lieu. Elle nous mène au Chahuteur, une taverne sise non loin.  En chemin, elle nous explique les tenants et aboutissants de sa première mission sur place. Je vous épargne, à vous autant qu’à moi, les aléas aristocratiques (consistant à se renvoyer la balle des responsabilités comme on change de pelisse à la nouvelle saison), et j’indique juste qu’une histoire de malédiction et de crâne de mort-vivant tombant en poussière dans un rire sardonique, semble être une piste à suivre. Sans doute, la malédiction avait-elle des ramifications plus profondes.

Au chahuteur, nous faisons la connaissance de Grand-Bâton, un mage aviné, lancé dans un concours de boisson, dont j’avoue ne pas bien savoir quoi en penser. J’ai à peine le temps de me rendre compte que je suis mal à l’aise dans cette ambiance et ses effluves, que Kurohime a déjà persuadé le magicien de nous aider. Nous voilà dehors à nous tenir la main, une psalmodie, étrangement harmonieuse pour des sons aussi gutturaux, s’élève de la bouche du nain, des lumières et des symboles nous entourent. Dans un battement de cil, je me retrouve sous un dôme de verre, entouré de centaines, de milliers de volumes et de magicien. Machinalement, je porte la main à mon arbalète pour m’assurer de sa présence, nulle doute qu’un carreau entre les yeux dans de ces scribes mystiques n’aurait aucun effet, si ce n’est celui d’abréger ma vie, mais je ne goute guète le lieu. Heureusement, Kurohime – décidément, que ferions-nous sans elle, je ne me vois pas demander mon chemin parmi ses maisons bourgeoises, ses troupes de gardes armées et ses tigres géants – nous indique le chemin le plus court vers les commerçants, il nous faut de quoi nous vêtir chaudement puis vers l’embarcadère. Kyuubi ne semble prêter aucune attention à nos préparatifs. La perspective d’affronter le froid  glisse sur elle.

Remonter la rivière me fait un bien fou, mes camarades sont tout aussi détendus, ignorant le drame à venir, nous espérons encore qu’affronter une goule ou deux suffira à venir en aide à quelques villageois esseulés.

Je me demande d’ailleurs pourquoi faire appel à nous, alors que des gardes armés sillonnent la capitale. Les peurs urbaines et politiques m’étonneront toujours.

A peine avons-nous quitté la berge qui nous a mené au pied des montagnes que nous voilà caparaçonnés dans nos équipements hivernaux. Qu’elle n’est pas ma stupeur de voir Kyuubbi changer de forme pour préférer celle d’un… d’aucuns diraient un canidé quelconque, j’y vois plutôt un renard doté de queues supplémentaires. L’aspect magique (y’a-t-il un autre qualificatif ?) de sa nature me semblait limiter à ses cornes et à la couleur de ses cheveux, j’étais loin du compte. Mais, pas le temps de tergiverser ou de se poser des questions : à pente raide, souffle court.

L’arrivée au village se fait sans heurt, du moins si l’on tient compte du fait qu’un demi-orc et qu’une renarde humanoïde égaillent nos rangs de leurs présences. Je ne suis pas, loin s’en faut, spécialiste de ce type d’interaction, mais notre commanditaire semble peu loquace. La soupe aux champignons qu’il prépare dégage plus d’arômes que ses réponses à nos questions. Non seulement nous repartons bredouilles, mais également le ventre vide. Nous nous dirigeons vers l’auberge. L’accorte propriétaire des lieux nous invite à nous installer pour la nuit et à déguster ce qui semble être la spécialité locale : une soupe aux champignons. Je reste rétif à expérimenter ce qui ne sort pas de mes propres recherches, mais, après avoir reconnu quelques spécimens goûteux et non mortels, je plonge ma cuillère avec délice dans le potage. Concernant notre mission, nous restons sur notre faim. Les femmes seules disparaissent, apparemment cela date d’avant la malédiction, personne ne sait quand elles disparaissent, dans quelles conditions,  s’il y a des traces de luttes ou un quelconque indice. Nous voilà à la recherche de femmes, sans aucun moyen de savoir vers où tourner la tête. Je prends le premier tour de garde, il ne se passe rien. Tôt le matin, alors que je cire mes bottes, j’entraperçois Kyuubi suivre les premiers paroissiens se rendre à l’église. Je l’aime bien, Rori, Kurohime et elle sont fortes et solides. Je retrouve goût à cette proximité de caserne, à ce sens instinctif du pratique et de l’immédiateté. Je décide de la suivre dans ses pérégrinations autour du village, en quête d’une éventuelle piste.

Si ma piètre prestation à venir ne saurait être éclipsée, au moins je n’aurais pas fait honte à mes maîtres pisteurs. Sous les branches d’un frêne, dans un coin d’ombre préservé des dernières chutes de neige, je parviens à distinguer des traces de plusieurs personnes, elles se dirigent toutes vers l’ouest et semblent appartenir à des femmes. Voilà de quoi commencer une traque. D’autant, que les autres ont pu glaner des informations concordantes auprès d’un chasseur ou d’un couple de chasseur. Je n’ai pas très bien compris cette partie de leur récit, l’ironie et la frustration étaient trop mêlées. Toujours est-il qu’un « docteur » logerait vers l’Ouest et que les femmes du village avaient pour habitude, ne trouvant pas de quoi se soigner chez elles, elles iraient consulter ce « docteur » et on ne les verrait plus ensuite. Accident de montagne, monstre ou entité croisé sur la route, docteur fou, nous ne savions pas encore, mais l’hypothèse de la goule paraissait s’éloigner. Mes compagnons pensent à prendre quelques provisions, je suis le mouvement, même si cela fait des années que je sais comment me nourrir en pareil situation. Encore une fois, je parviens à suivre une sente à peine visible malgré une luminosité déstabilisante. En fin de journée, fourbus, nous débouchons devant un manoir.

On pourrait croire que les soirées des éclaireuses consistent à boire, à conter des exploits bravaches ou des rencontres plus sensuelles, mais il n’en est rien. Très vite, une fois les premiers trémolos d’une virilité mal placée apaisés, les soldats troquent leur forfanterie contre des superstitions et des peurs profondes. Je n’y connais rien en magie, mais j’avais la certitude que ce manoir perdu au milieu des montagnes était hanté. La gouvernante, charmante au demeurant si on excepte les gouttelettes rougeâtres qui parsemaient sa tenue, nous accueille chaleureusement. Nous faisons la connaissance d’Aya la petite fille des lieux. Sur ce point, mes compagnons ne partageront pas mon avis. Mais, mêmes les événements à venir ne parvinrent jamais vraiment à me persuader de son innocence. Appelez ça de la paranoïa ou de l’excès de confiance, disons juste que les histoires d’orphelines vampires hantent encore les maisons de Rollin les soirs de pleine lune. Nous voilà donc à attendre que Maria, la gouvernante, revienne accompagnée du docteur. Je pris mon courage à deux mains et entrepris d’interroger la petite. Je parvins assez rapidement à l’amadouer. Elle évoqua sa mère décédée, les histoires que cette dernière lui racontait le soir pour l’endormir. Je m’y pris avec elle, comme avec certains petits animaux de la forêt, mais je ne savais pas très bien si j’étais la proie ou le chasseur. Mes comparses, surtout Kyuubi, semblent plus attirer par Boule de neige, la lapin de la demoiselle. Si ce n’est la frayeur (réelle ou feinte) de l’enfant, l’ambiance spectrale du lieu et la certitude que des choses horribles se cachent dans ses murs, tout va bien et nous décidons d’accepter l’offre de la gouvernante en passant la nuit ici pour rencontre le docteur le lendemain. Tout aurait pu aller pour le mieux, nous aurions pu enquêter au grand jour, trouver quelques traces à défaut de réponse, mais le destin en décida autrement.

Sans doute, pour suivre son instinct Kurohime décide de descendre à la cave pour voir ce qui se trame, bientôt nous la voyons revenir morte d’inquiétude : un cri strident s’est fait entendre.

Il faut dire les choses comme elles sont, notre enquête s’arrêta ici, car en suivant notre amie et en refusant de nous séparer, nous plongeâmes dans les abîmes du mystère.

La cave était humide, sombre (à un point tel que Miamar due faire appel à sa magie pour nous éclairer), excavations de pierre rudement gagnées sur les terres rocheuses, elle n’était pas moins parsemée de portes étrangement solides. Au détour d’un couloir, nous pénétrâmes dans ce qui était une véritable salle des tortures. L’enquête prenait définitivement fin ici, dans les corps démembrés et défigurés de ces femmes atrocement mutilés. Un cadavre, encore chaud, figé dans un dernier sursaut d’agonie, baigné dans son sens. La scène me rappelait un théâtre de guerre, et mon propre traumatisme après mon « sauvetage ». Tandis que mes compagnons compulsés des livres et une sorte de journal, dont je ne voulais rien savoir, je remarquais les traces de pas d’un homme qui partaient au nord. Certaines voulurent porter secours à la fillette en devançant les intentions du « docteur ». Seulement, aussi étrange et terrifiant que cela puisse paraître, la porte par laquelle nous venions de passer, résista à nos assauts et parvint même à blesser Rori. Les traces de mains ensanglantées sur les murs que nous avions perçues auparavant, ne semblaient plus si éthérées. Alourdit d’un savoir impie et de quelques connaissances médicales, nous suivîmes les traces du docteur. Les nuées de rats qui nous attaquèrent lacérèrent profondément les chaires de Rori, je ne laisserais pas deux fois des nuisibles s’en prendre à mes bottes la même semaine, je les évitai sans mal et parvint à soigner la barbare. La promesse de ne pas me trancher les pieds scella notre amitié balbutiante. Il y avait là, dans cette franche camaraderie, de quoi sourire face au danger, de quoi oublier les horreurs précédents. Puis, bientôt cette étincelle de vie céda et nos âmes se perdirent dans les yeux des poupées.

La pièce était immense, ronde, ornée de meubles bas sur lesquels trônés des poupées  que j’aimerais pouvoir décrire comme sans vie. J’avais entendu mes compagnons évoquer les expériences du « docteur », mais je n’avais pas besoin d’en savoir plus pour comprendre ce qui se tramait ici. La nécromancie la plus abjecte était à l’œuvre. L’apparition du fantôme de la mère de la fillette, nous glaça d’effroi, les lambeaux d’un quelconque espoir de déchirèrent sous le feu roulant de son imprécation à ne pas tuer son mari, tout en protégeant sa chère fille.

Notre tâche désormais était limpide : il nous fallait fuir, si possible avec la fillette sous le bras. J’avais beau avoir des doutes sur sa nature, je n’en avais aucun concernant ses parents… vivant ou mort.  L’apparition nous fit don, terme ironique pour désigner ce sésame tragique, d’une clé. C’est avec un fier courage que nous laissâmes l’amas de vers grouillants et suintant pour revenir sur nos pas. En faisant écho à l’appel lugubre d’un père pour sa fille, Kurohime nous indiqua que le danger était à nos trousses, c’est en faisant fi de toute prudence que nous débouchâmes sur une nouvelle pièce. Maria se tenait là serrant Aya dans ses bras, les portes qui faisaient barrage au « docteur » ne tiendraient plus longtemps, il nous fallait prendre une décision, la situation était… la porte vola en éclat.

Ses yeux fous, son arme aussi démesurée qu’atroce et sa blouse maculé de sang n’était rien comparé au ton caverneux de la noirceur duquel émergeait toute la cruauté du monde. De terrifiante la scène passa au cauchemar éveillé. Sans doute pris de panique, je ne peux m’expliquer autrement son geste, Miamar se jeta sur la petite fille pour la prendre en otage face à son père, Rori eu beau s’interposer en le forçant à lâcher l’enfant, il était trop tard. La démence du docteur n’était rien comparée à l’agonie de la mère… l’univers se déchira en un cri crépusculaire de terreur pure.

Chacun chercha à survivre autant qu’à protéger les siens. Entre les raies compulsives d’une réalité à peine tangible, je me souviens voir mes camarades tombées sous les coups monstrueux de ces entités, je me souviens être si terrifié que je ne pouvais, à ma grande honte, viser correctement ces cibles impies. Si j’appliquais quelques soins de fortune ici et là, ce fut pour sentir aussitôt le froid pur et cristallin de la mort s’emparer de moi sous les griffes fantomatiques d’une terreur maternelle. Kyuubi m’éveilla  et j’entendis Kurohime tentais d’astreindre cette folie à la rationalité. Entre les débris d’une statue et les errances de certains, les femmes de notre groupes furent les plus promptes et les plus courageuses à agir. Elles essayèrent et parvinrent à soustraire l’enfant des griffes de son père et à assommer ce dernier…

… tout devint blanc…

Nous étions-là, hagards, désemparés… le blanc de la neige ne pouvait reflétait le vide de nos cœurs. Il ne restait rien, si ce n’est le corps sans vie de Maria, ni expérimentation, ni fantôme, ni fillette… rien pour expliquer ce mystère et ces horreurs.

Nous revînmes, penauds, taiseux, inconscients de nos propres corps, annoncer aux villageois que les leurs, comme d’autres, avaient été au prise avec un médecin fou. Le maître des lieux ne souhaita pas en savoir d’avantage, ce refus résonna comme une délivrance. C’est machinalement que je pris note du chemin à parcourir au retour, par habitude d’éclaireur qui n’aime pas se perdre, mais aussi parce que je sentais en moi que nous n’en avions pas fini avec ce lieu.

Nous n’échangeâmes presque plus un mot, rien n’avait été brisé, mais il nous faudrait du temps pour nous remettre de cette plongée au cœur des ténèbres.

Sans doute, à ne pas vouloir y voir ma propre expérience, ma propre innocence brisée, ne voulais-je pas entièrement croire à la pureté d’Aya et sans doute, pour ne pas avoir à affronter l’absolu noirceur de certaines âmes humaines, mes compagnonnes voulurent s’y attacher. La mission était remplie et pourtant nous portions un deuil.